Le Monde
C'est un général qui le dit : « On a mis nos gars dans une situation intenable en Centrafrique. » Le débat s'est installé, à l'heure où les 1 600 soldats de la force française déployée en RCA depuis le début de décembre 2013 semblent impuissants à enrayer le cycle infernal des atrocités dans le pays. Les militaires craignent que cette impuissance ne débouche sur une accusation de laisser-faire. « Il ne faudrait pas qu'on revive le Rwanda », dit ce général.
Le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, s'est de nouveau rendu à Bangui mercredi 12 février. Ex-Séléka (la coalition qui a pris le pouvoir par la force en mars 2013 après un an de violences) contre anti-balaka (milices villageoises et partisans de l'ancien régime), chrétiens contre musulmans, bandes criminelles contre paysans : la crise a déjà fait au moins 2 000 morts et un million de déplacés.
Si les états-majors et les observateurs reconnaissent à François Hollande d'avoir bien géré l'opération « Serval » au Mali, la mission « Sangaris » essuie des critiques croissantes jusque dans l'institution militaire.
« POUR CES OPÉRATIONS, IL FAUT DES EFFECTIFS »
Véritable opération de guerre contre un ennemi désigné (Al-Qaida) d'un côté, mission d'interposition pour une population civile déchaînée de l'autre, les deux déploiements français sous mandat de l'ONU n'ont rien de commun, si ce n'est l'exigence d'un résultat rapide. « On est encore loin du compte », avait reconnu M. Le Drian, le 6 février sur RTL.
Le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, a demandé, mardi 11 février, au chef de la diplomatie française, Laurent Fabius, « d'envisager le déploiement de troupes supplémentaires » et à la communauté internationale de s'impliquer. L'Union européenne peine à trouver 500 hommes pour sa mission.
« Pour ces opérations, il faut des effectifs », assure un général de l'armée de terre. « Le politique doit dire : “Si je n'ai pas les moyens, je n'y vais pas”. Sinon, il y a un décalage ahurissant entre les forces déployées, l'espace à contrôler et les populations à maîtriser. Mais quand on a dit qu'il faudrait au moins 5 000 hommes en RCA, on a entendu : “Les militaires ont toujours demandé plus d'hommes”. »
« LE CHOIX POLITIQUE ÉTAIT EN FAIT UN CHOIX BUDGÉTAIRE »
Les soldats vérifient l'état du pont situé à 10 km de Yaloké, avant le passage du convoi. | Jerome Delay/AP pour Le Monde
« Il y avait plus de policiers, 2 000, à La Manifestation pour tous face à une foule de mamans avec poussettes que de soldats dans Sangaris pour un pays livré à la haine intercommunautaire ! », peste un colonel. « Le choix politique était en fait un choix budgétaire », accuse un autre gradé. Certes, l'engagement en cours au Mali reste élevé et les moyens sont contraints.
Mais cette option modeste a été choisie à dessein. « Nous n'entrions pas “en premier”, et l'intérêt politique était d'être moins nombreux que la force africaine déjà présente dans le pays, car l'objectif était de la faire monter en puissance », indique une source de la défense à Paris. La force africaine, la Misca, compte aujourd'hui 6 000 soldats.
La mémoire percute l'actualité, à l'approche des vingt ans du génocide rwandais. Les premières accusations d'ONG sur l'inaction supposée de la force « Sangaris » inquiètent. L'exode des populations musulmanes, selon un schéma de nettoyage ethnique de plus en plus évident, était un scénario redouté.
« C'EST BIEN POUR ÉVITER UN RWANDA QU'ON Y EST ALLÉ ! »
Notant que « Sangaris » ne contrôle qu'une faible partie du pays, l'Association de soutien à l'armée française (ASAF), qui relaie les réflexions internes, alerte dans son bulletin paru mardi : « Qui nous dit que demain la France, en l'occurrence son armée, ne sera pas accusée de complicité de meurtres ? » Si la mission est « de sécuriser ce pays abandonné et aider à son redressement, seule solution durable, qui peut nier que nos effectifs sont très largement insuffisants ? »
« C'est bien pour éviter un Rwanda qu'on y est allé !, défend un membre de l'état-major des armées. Le choix, c'était de laisser les 450 soldats déjà présents à Bangui dans la mission Boali assister à un Rwanda, ou d'y aller. Tous les jours, on sauve des vies. On ne communique pas assez sur ce qu'on fait de bien. » Selon ce haut gradé, l'état-major n'est pas surpris par rapport à ses planifications : « On savait que ce serait difficile et que cela ne se réglerait pas d'un coup de baguette magique en quatre mois même si certains l'ont dit. » Une référence aux propos des responsables de l'exécutif français qui ont lancé « Sangaris » le 5 décembre 2013 en assurant qu'il s'agirait d'une opération « rapide ». Le ministre de la défense avait, lui, précisé : « De quatre à six mois. »
Dès la mi-décembre, M. Le Drian évoquait « six mois à un an ». L'état-major prépare à présent un deuxième mandat de six mois de « Sangaris ». Les choses ne se sont pas passées comme prévu. « On a trop dit à l'avance qu'on allait y aller et les anti-balaka en ont profité », admet un officier. Le renseignement a péché, l'attaque des anti-balaka sur Bangui le 5 décembre, qui a changé la dimension de la crise en provoquant 1 000 morts, a surpris.
LE RISQUE DE PARTITION DE LA RCA N'EST PAS CONJURÉ
Les soldats français patrouillent sur un marché de Yaloké le lundi 10 Février. | Jerome Delay/AP pour Le Monde
Le niveau de la haine intercommunautaire a été sous-estimé, reconnaît-on au ministère de la défense. Il a contraint « Sangaris » à rester à Bangui au lieu de se positionner d'emblée en province sur les axes vitaux du pays comme envisagé. En outre, l'effet dissuasif escompté de la force militaire n'a pas joué. « On ne pouvait pas envisager que la Séléka garde le pouvoir, elle l'a fait », concède un conseiller de M. Le Drian.
La défense dit avoir anticipé le regain de tension que n'a pas manqué de provoquer le départ des ex-Séléka et de leur président Michel Djotodia de Bangui mi-janvier. « Sangaris » atteint 2 000 soldats par le jeu des premières relèves en cours. Un millier de plus ne changerait rien, estiment tous les spécialistes. « Pour empêcher que les vengeances continuent, il faudrait 30 000 militaires, 1 000 hommes par grande ville, ce n'est pas possible, on ne peut que tenter de les enrayer petit à petit », admet une source de haut niveau.
Paris, avec la présidente centrafricaine de transition Catherine Samba-Panza, souhaite que se monte rapidement une opération de maintien de la paix de l'ONU, mais cette perspective n'est pas consensuelle. L'inquiétude porte sur les chances d'une solution politique. Le risque de partition de la RCA n'est pas conjuré. Au cabinet de Jean-Yves le Drian, on le reconnaît : « Nous sommes lucides, la situation n'est pas encore maîtrisée. »